Les premiers accords insolents de « Smells Like Teen Spirit » de Nirvana , sorti en 1991, n’étaient pas un simple riff de guitare – ce single était une bombe à retardement, déclenchant une explosion qui a instantanément changé le visage de la culture pop, et dont les ondes de choc se font encore sentir aujourd’hui. Le titre phare du deuxième album du trio de Seattle, Nevermind, n’a pas seulement propulsé le son grunge de la scène underground du Nord-Pacifique américain vers le mainstream, il a incité les stations de radio rock à orienter leur programmation vers l’alternatif presque du jour au lendemain, a transformé les chemises en flanelle des magasins de fripes en un accessoire de mode incontournable et a amené l’industrie musicale à écumer les scènes indépendantes d’un bout à l’autre du pays à la recherche du prochain groupe émergent. C’est un destin sur lequel peu auraient parié lorsque le groupe formé à Aberdeen, Washington, a sorti son premier album en 1989, Bleach, qui le positionnait comme le petit frère des caïds du grunge, Mudhoney. Mais au milieu de la facétie corrosive de « About a Girl » — la chanson évoquant la relation chaotique de Kurt Cobain avec sa petite amie d’alors — le chanteur-guitariste révélait une sensibilité mélodique digne de John Lennon, en contradiction avec l’orthodoxie DIY-punk de rigueur. Après que Cobain et le bassiste Krist Novoselic aient remplacé le batteur Chad Channing par la locomotive Bonham-esque Dave Grohl, le groupe est passé du label Sub Pop de Seattle à DGC. Il a alors sorti un album qui fusionnait les mélodies pop des années 60, la puissance du hard rock des années 70, le bruit du post-hardcore des années 80 et l’angoisse éternelle des adolescents, pour imposer ce qui allait devenir le son définitif des années 1990. Le succès fulgurant de Nevermind, qui a — tout un symbole — détrôné Michael Jackson de la première place du classement Billboard en janvier 1992, a fait de Cobain le genre de figures massivement influentes qui peuvent convertir des jeunes de banlieue en punks conscients des problèmes sociaux ou faire signer à des artistes obscurs (comme le petit pape de la lo-fi Daniel Johnston) de gros contrats d’enregistrement par le simple fait de porter leur t-shirt (sur la scène des MTV Awards de 1992). Mais son mariage tumultueux avec Courtney Love, la chanteuse de Hole, a aussi fait de lui une cible de choix pour les tabloïds. Cette expérience de la pression permanente irrigue tout In Utero, le successeur caustique de Nevermind, et sans doute l’album le plus brutal et le plus furieux à avoir jamais été classé Numéro 1 des charts dès sa sortie. Cependant, ce troisième album montre également l’évolution de Cobain en tant qu’auteur-compositeur sur la gracieuse « All Apologies », chanson finale de l’album en même temps que la chanson d’adieu du chanteur : en avril 1994, Cobain s’est suicidé à l’âge de 27 ans. Évidemment, une icône de cette ampleur ne meurt jamais vraiment : Nirvana continue d’influencer des artistes de rock indépendant comme Courtney Barnett et Ty Segall, tandis que les Foo Fighters de Grohl maintiennent en tête des hit-parades un rock aussi puissant que mélodieux. Mais Cobain est également devenu une personnalité marquante pour le hip-hop moderne, à la fois modèle d’intégrité pour des MCs de renom tels Kendrick Lamar et JAY-Z, et archétype de la figure tragique pour les emo-rappers nés sur SoundCloud, comme Lil Peep et Juice WRLD, qui, comme leur héros, ont fait de leur sous-culture un phénomène pop et ont quitté ce monde bien trop tôt.