En 1993, le Wu-Tang Clan s’érige en alternative sombre et grindhouse au cinéma gangsta baroque que constitue le G-funk : si les grooves luxuriants de Dr. Dre, calibrés pour les lowriders, font penser à Terminator 2, les productions éraflées, sanguinolentes et distordues de RZA sur leur premier album sont plus dans la veine de Reservoir Dogs. Émergeant du borough [quartier] le plus sous-représenté de New York — l’insulaire Staten Island — ce son existe, que ce soit par nature ou par culture, dans sa propre bulle, brute et sans concession : des breaks de soul corrodés, des extraits de dialogues et d’effets sonores tirés de films de kung fu hongkongais obscurs de la fin des années 70, des lignes de clavier saturées, des bruits de bande magnétique, des claquements et des bégaiements. Le Wu-Tang fait son apparition en tant que groupe de neuf membres en pleine ère post-MTV des petits clans. Ce mélange de styles et de voix donnera finalement naissance à plusieurs carrières solo : la poésie rythmée et violente de Raekwon, Ghostface Killah et Inspectah Deck ; le ping-pong entre chant et hurlement d’Ol’ Dirty Bastard ; les mots compte-triple et les flows savants de GZA et Masta Killa ; le coaching endiablé de RZA ; la voix rauque et rugueuse d’U-God ; et le discours lissé et taillé pour la célébrité de Method Man, qui avait déjà fait une apparition remarquée sur le titre qui porte son nom. Bien que des morceaux mélancoliques tels que « Can It Be All So Simple », « C.R.E.A.M. » et « Tearz » forment une trilogie de récits évocateurs, le Wu-Tang ne propose que peu d’entrées accessibles dans leur mythologie et leur poésie. Au contraire, c’est l’Amérique qui doit s’adapter à leur chambre, un essaim lyrique de jargon hip-hop, de mathématiques suprêmes de la Five-Percent Nation et de skits ressemblant à des conversations enregistrées. Ils ont marqué toute une époque avec leur tumulte distinctif et tous, d’Odd Future, qui adopte la même dynamique de groupe, au verbeux Logic, en passant par le mafieux Pusha T, le rebelle Young Thug et le bruyant Sheck Wes, ont des raisons différentes de leur en être reconnaissants.